Acte I.

"Sweet sister. Sweet and tender sister. I'll always be there for you."

Les paysages de Suède n'avaient jamais été aussi resplendissants aux yeux de l'enfant qu'était Ilyas Wijkner. Du haut de ses six ans et demi, il venait de comprendre toute la superbe que la Vie pouvait engendrer, par la simple union d'un homme et d'une femme, et d'une pincée de patience. L'homme, c'était Gabriel Winceslas Wijkner.
La femme, c'était Lisbeth. Ce n'était pas sa maman. Mais il considérait tout comme, n'ayant jamais connu la femme l'ayant mis au monde. Il l'aimait, Lisbeth. Elle était terriblement jolie, cette mère de substitution. Et son père était le plus heureux du monde de l'avoir à ses côtés.
C'est tout naturellement qu'Ilyas ne put qu'aimer de tout son cœur Lykke, la petite fille qui naquit en ce mois de janvier 1972. Une vraie poupée. Une princesse. Sa princesse.
Et c'était tout aussi naturellement que le bonheur régnait dans cette étrange famille.

Tout ce beau tableau ne dura que deux ans.

Gabriel était un homme simple, grave, sévère mais juste, à la tête d'une responsabilité plus grande que lui. Être parrain de la pègre suédoise était compliqué quand on avait le cœur et le sang chaud. Ilyas le comprit le jour de ses huit ans.
Il y avait du sang sur le gâteau. Des morceaux de cervelle éclatées sur les paquets cadeaux. Et Ilyas, les yeux fermés, caché dans le placard de la cuisine avec Lykke serrée contre lui, ressassait l'image de Lisbeth lui intimant de rester sage et de se taire. Les lèvres pincées, le pantalon souillé, il sentait son cœur battre toujours plus vite, toujours plus fort au fur et à mesure qu'il entendait les pas et les grognements dans la petite pièce. Les larmes coulaient dans un silence forcé. Et quand, finalement, le calme retomba dans la maisonnée, Ilyas pu sortir, contempler ce qui l'attendait, lui et Lykke, si il n'apprenait pas à se défendre.

Les plaines de Suède n'étaient plus aussi belles. Les villes étaient grandes, bien trop grandes. Trop brutes, trop rudes. Toutes empestaient la carne et la peste, le froid et la maladie.
Mais il y avait le sourire de Lykke. Petite Lykke qui grandissait malgré tout, dans un confort relatif, dans une petite niche dans les quartiers pauvres de Stockholm. Petite Lykke qu'il devait préserver, quitte à se priver de nourriture si elle parvenait à manger à sa faim.
Ilyas et Lykke n'arrêtaient pas de grandir. Le garçon refusait cette vie pour sa sœur. Ils méritaient mieux, tous les deux. Il se devait de trouver un moyen pour vivre une vie meilleure. Avec de l'argent. Beaucoup d'argent.
Heureusement, beaucoup payaient cher pour le visage poupin d'Ilyas. C'était un beau garçon, et l'âge, quand on avait de la volonté, importait peu. Il en vit beaucoup, de ces femmes en mal de jeunesse, de ces hommes envieux de chair fraîche. Fatigué, il enchainait d'autres types de missions contre quelques sous. Pas toujours de belles choses. Rarement planait-il dans des réseaux moraux. Mais c'était suffisant, et Lykke valait la douleur. Elle valait tout.
Il se devait de rester l'arbre qui protégeait a fleur chétive. La lumière au bout du tunnel.

Mais la donne changea le jour de ses dix-huit ans. Quand Georg cogna contre la porte de son existence morne.

Acte II.

"Being the monster they all seek for is in my blood."

Georg était porteur d'une bonne nouvelle. Ilyas, bien que ne le connaissant pas, avait accueilli cet homme comme le messie. Le vrai, le seul. Mais il ne l'était pas, pas exactement. Probablement l'antéchrist, même.
Georg était le second de Gabriel Wijkner. Quand il apprit la mort de celui-ci, abattus lui et sa femme par des assassins anonymes, il prit les rennes de la famille, déduisant que ses enfants y étaient passés également. Mais le fait qu'on ait jamais retrouvé leurs corps l'avait intrigué. Il passa des années à les chercher, et quand enfin il les retrouva, c'est un garçon émacié, brisé qu'il trouva. Un jeune homme dans la fleur de l'âge qu'il se devait de prendre sous son aile.

Les jours de malheur d'Ilyas étaient terminés. Pour lui et pour Lykke. En contre partie, il se devait de réussir là où son père avaient échoué. Mener les Wijkner vers l'éclat, d'étendre la famille jusque dans les contrées russes, en Europe centrale, et même au-delà. C'est armé de cette conviction qu'il suivit Georg, devenant son apprenti.
Il lui transmit tout son savoir. La situation financière de la famille, les liens sociaux établis entre les divers clans, les reventes de drogues et d'armes diverses. Mais aussi à se battre, négocier, tuer. Et torturer. Selon Georg, Gabriel pêchait de ce côté-là. C'était sa gentillesse qui l'avait emporté. Fort de cette connaissance, Ilyas se promit de ne jamais montrer son côté doux lorsqu'il portait le rôle de Parrain. Il le garderait pour sa sœur, qu'il préservait de tout cela. C'était un dédoublement nécessaire si il ne voulait pas devenir complètement fou.

Au grand bonheur de Georg et des subalternes d'Ilyas, le jeune homme prenait de plus en plus d'influence. C'était un don qui coulait dans ses lèvres, comme si il n'avait été que dans une chrysalide, attendant son heure, durant tout ce temps. Il menait l'ensemble de la famille d'une main tenace et ferme. Au fil du temps, les Wijkner retrouvaient leur gloire passée, et enfin, ils purent dépasser les frontières suédoises. Mais les responsabilités pleuvaient toujours plus, l'argent, aussi. C'était le contrat. Il se devait de le respecter si il voulait continuer de jouer.

Cela imposait quelques sacrifices, bien sûr. Il se devait de laisser Lykke grandir seule, parfois, profitant de l'ombre du grand arbre qu'il était devenu. La choyant. La couvrant de tous les trésors qu'elle n'avait pas eu étant enfant, pour compenser son absence. C'était un mal nécessaire, mais il était rassuré de voir qu'elle était toujours aussi belle.
Pourtant c'est lorsqu'elle annonça, extatique, son mariage avec ce sombre inconnu qu'il sentit, lentement, mais sûrement, ce poignard ruiner ce qu'il restait de son cœur.

Acte III.

"Here I am. Being Pluto. Being the One that'll bring Death on your pale faces, begging me to stop."

Il pleuvait, ce soir-là. Les larmes du Ciel coulait sur les joues de la jeune femme, perturbée, perdue. Elle avait, en urgence, la seule personne qui comptait réellement à ses yeux. Autre que ses enfants, qu'elle venait de protéger.
Des années qu'Ilyas n'avait plus vu Lykke. Le contact avait été rompu quelques temps après son mariage. Et pas un jour ne passait sans qu'il ne pense à ce qu'elle devenait, et ce qu'il avait bien pu faire pour qu'elle l'ignore ainsi. Certaines nuits, il se surprenait à se réveiller en sursaut, révant des cadavres de ses parents, d'une Lykke en pleurs, lui hurlant quel monstre il était devenu. Et si elle avait tout découvert ? Et si c'était pour ça qu'elle était partie, si vite ? Le coeur d'Ilyas vrombissait à cette idée. Ce n'était pas les amants et amantes d'une nuit qui parvenaient à le calmer. De tels rapaces, avides de finir dans les serres d'un homme aussi imposant que lui, manquaient de cette pureté qu'il recherchait.
C'est pour ça qu'il délaissa tout quand on lui retransmit un appel de sa soeur. Sa petite soeur, qui sanglotait, qui paniquait.
Il laissa Georg, ce vieux Georg, s'occuper du meeting qu'il quitta en une seconde, prenant sa voiture, filant sous le rideau de gouttes épaisses, épaisses comme un obstacle entre lui et sa tendre.
Ce qu'il trouva, une fois sur place, dépassa ce qu'il imaginait. Son mari était mort, d'une balle dans la tête. Balle qui venait du pistolet que tenait Lykke. Lykke, et ses enfants contre elle, appeurés.

Il ne savait même pas qu'il était oncle.

Il se rua vers eux, prenant la femme contre lui, la bercent du mieux qu'il pouvait pour atténuer ses pleurs qui résonnaient comme ceux qu'elle poussait, enfant, quand la nuit était noire encre. Noir sang.

“Jag är här. Allt är bra. Jag kommer inte låta dig. Jag lovar.” *

Ses mots étaient scellés. Il ramena Lykke, Marika et Twyggve chez lui, à l'abris, après avoir pris soin de dissimuler le corps convenablement, comme on lui avait appris.
Il se rendit rapidement compte de la vérité. Toutes ces années de souffrances, d'humiliation et d'abus causés par son époux avaient transformées sa soeur en une créature sublimée par l'empreinte et l'envie de tuer. Comme la chose qu'il était devenu.
Il lui appris. Devenant son Georg, en quelque sorte. Il lui apprit à se défendre, à tirer, à être celle que l'on craint. Ses enfants eurent le même entraînement. Ils étaient de véritables Wijkner, désormais.


* ”Je suis là. Tout va bien. Je ne te laisserai plus. C'est promis.”