Je finis de me préparer tranquillement, chantonnant un air populaire tandis que la crème sur mes mains sèche. J’applique une fine couche de vernis et vérifie une dernière fois mon reflet dans le miroir. Tout est bon. Je prends une petite dose de LSD dans ma poche, il va me falloir beaucoup de courage pour arpenter les rues sales de Balachikha, autant emporter un peu de drogue avec moi. Lykke m’en a donné une dose assez généreuse, il faut dire qu’elle en a un bon stock chez elle. Cela ne fait pas non plus de moi une consommatrice accroc, j’aime simplement me détendre et les effets du LSD sont rapides et concrets.
Au volant de ma belle Volga neuve, j’allume le chauffage à fond et me prépare pour quarante longues minutes de routes. Balachikha n’est pas si loin que ça, mais il y a toujours beaucoup d’embouteillages à la sortie de Moksva-City, entre les taxis qui profitent de la situation pour faire gonfler la facture et les papis qui ne savent plus conduire, il y a de quoi faire. Le volume à fond, je chante fort sans vraiment prêter attention aux alentours. Cependant aujourd’hui, j’ai plus de chance qu’à l’ordinaire. Il y a très peu d’embouteillages et je sors rapidement du cœur de Moscou, pour emprunter une longue route plutôt déserte qui n’en finit plus. J’ai horreur de cette route ! Heureusement, mon poste radio me tient compagnie.
Une demi-heure plus tard, j’arrive enfin à Balachikha. Temps record ! La pauvreté de cette ville m’afflige, comme à chaque fois que j’y mets les pieds d’ailleurs. De longs bidonvilles font offices d’accueil, alors qu’un magnifique fleuve borde la ville dans toute sa longueur. Je ne comprends pas pourquoi les autorités ne se bougent pas plus pour apporter un peu de fraîcheur à ce quartier, il mérite beaucoup mieux. On voit à peine le goudron des routes, des déchets s’entassent à côtés des rares maisons potables qu’il est possible de rencontrer. C’est affligeant. Je jette des coups d’œil rapides de part et d’autre des vitres de ma voiture et je prends une première dose de drogue, une toute petite, le temps que l’effet arrive à mon cerveau. Je me sens déjà plus détendue et je souris bêtement. L’avantage à Balachikha, c’est qu’on a pas besoin de chercher une place de parking pendant des heures. Je gare ma Volga près d’un bar et prends bien soin de fermer à clef, les vols ne sont pas rares dans le coin. Il me faut marcher encore quelques minutes avant d’arriver au FunClub, la deuxième boîte de nuit que tient mon patron à Moscou. Une fois par mois, il me demande d’aller vérifier que tout roule encore là-bas, que la boîte est encore sur pieds et qu’aucun vol n’a pu être constaté. FunClub est l’unique boîte de nuit de Balachika, si bien que beaucoup de jeunes du quartier y traînent pendant le weekend, d’autant plus que l’entrée est gratuite. Comme d’habitude, le personnel m’accueille avec joie – il faut dire qu’on voit rarement le patron, il préfère bosser à Moksva-City, ce qui se comprend parfaitement – et certains, toujours les mêmes, s’amusent à faire leurs hypocrites au cas où je leur accorderai une augmentation. Les pauvres n’ont toujours pas compris que j’étais une simple danseuse.
Une heure plus tard, tout est bouclé. Je pue la fumée de cigarette et sans doute un peu la drogue, les barmans ne se gênent pas pour consommer je ne sais pas trop quoi à l’intérieur du club, sans vraiment faire attention au reste. Pourtant, les flics traînent régulièrement par ici, depuis que le gouvernement souhaite comprendre pourquoi le taux de vol augmente dans certains quartiers de Moscou. Je croise d’ailleurs deux voitures de police, visiblement bien pressées. Et puis, alors que j’arrive quasiment près de ma Volga, une voix féminine m’interpelle et me demande de m’arrêter sans faire d’histoire, c'est une flic. La LSD est toujours dans ma poche, je pue la drogue et j’ai les yeux qui doivent sans doute virer au rouge. Tu es bien dans la merde, Alaina.

Les ordres, ça n’a jamais été mon truc. Même dans la vie de tous les jours, même quand mes parents me donnaient des ordres, je n’ai jamais aimais obéir. Alors quand cette flic sortie de nulle part m’ordonne de poser mes mains sur la voiture, je me tourne en éclatant de rire. Non mais elle se prend pour qui ? « Et je peux au moins savoir pourquoi ? » Un sourire aux lèvres, j’essaie de cacher comme je peux ma nervosité. En plus, elle n’a pas l’air bien commode, son air est sérieux et le fait qu’elle ait le droit de me fouiller sans se gêner me dérange plus ou moins. Pas franchement par pudeur, mais plutôt à cause des grammes de LSD présents dans la poche de mon jean. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours réussi à échapper aux contrôles, à vrai dire, les choses sont beaucoup plus faciles quand celui qui nous aborde est un vieux pervers qui louche sur votre décolleté. Mais bon, je crois que la chance a tournée pour moi, et comme dit, la roue tourne toujours. J’espère quand même que ça n’arrivera pas maintenant… payer une amende ne me dérangera pas, mais être fichée comme étant une droguée, non merci, surtout que je ne suis pas une droguée. Je consomme occasionnellement, point.
Je crois que ma question ne plait pas vraiment à la jeune femme qui s’approche de moi, d’un pas décidé. Lorsqu’elle est assez proche de moi, je distingue enfin ses traits. Elle est plutôt jolie, avec des cheveux assez longs et un joli regard. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, mais la drogue m’empêche d’avoir les idées parfaitement claires. C’est un peu comme quand on se demande si nous avons rêvé telle chose ou si elle a vraiment eu lieu. J’essaie de fouiller dans mes souvenirs, mais tout reste vague. Quand elle me répond enfin, je note un accent assez particulier. Un peu… un peu comme moi en fait. Cet accent américain qui fait de chaque mot russe un mot difficile à prononcer, mais on s’y adapte vite, à cette magnifique langue. Une pensée assez peu plaisante germe dans mon esprit. Et si j’avais déjà vu cette flic chez moi, à Miami ? Le hasard fait bien les choses, parfois. J’aurai peut-être une chance de m’en tirer. Alors que la jeune femme commence à me fouiller de façon assez maladroite je dois l’avouer, je recule un peu, ce qui semble l’énerver. « J’ai l’impression qu’on se connait… Vous ne viendrez pas de Miami, par le plus grand des hasards ? ».

La voix de la flic tremblote légèrement, un peu comme si j’avais dit quelque chose de mal. Sa réponse est plutôt sèche : " On se connait même assez bien pour tout te dire. " J’hausse les sourcils, plutôt surprise. Assez bien comment ? Avant que je n’aie le temps de réfléchir davantage à la question, elle me sort son insigne de flic sous les yeux, et après une longue concentration, je réussis à déchiffrer Ambre Minez. Ambre… le sang ne fait qu’un tour jusqu’à mon cerveau. Et merde. Ça me revient, maintenant, c’était il y a plusieurs années, quand j’étais encore une fille plutôt sage et pure, comme on pourrait dire. Ambre… C’est la première fille avec qui j’ai eu une relation, une relation stable en plus, nous sommes restées deux ans ensemble. J’en garde un souvenir assez vague, parce que finalement, je suis passée à autre chose depuis, et c’est moi qui aie choisi de la quitter, parce que j’en avais assez, tout simplement. " Mon nom ne t'évoque rien surement ?"  Elle semble blessée, ou du tout au moins irritée, mais en même temps, il y avait de quoi. Elle a sûrement dû me reconnaître dès le début, et moi… la LSD est une circonstance atténuante tout de même, non ? Je tente de m’excuser sans vraiment le faire, finalement, ça doit faire 10 bonnes années que je ne l’ai pas vu. « Ambre ! Je ne t’avais pas reconnu. C’est que tu as bien changé, aussi ! »  Je tente de sourire, même si ça n’a pas l’air d’apaiser l’ambiance, elle ne se détend pas et reste dans son rôle de flic. " Maintenant remet toi comme tu étais que je puisse continuer ma fouille."  Quelle amabilité. J’éclate de rire, poussée par la drogue, sans être vraiment consciente de mes actes. Je me penche sur la voiture, de façon à ce qu’Ambre soit obligée de commencer à fouiller l’arrière de mon jean, situation forcément très gênante. Je continue à rire comme une idiote, tandis que la pauvre essaie de me fouiller tant bien que mal. Ses mains finissent par me quitter et je l’entends me demander : " Alaina, maintenant, dis-moi ce que tu as pris et sort le, car je suis persuadé que tu en as sur toi. " Je me retourne brutalement, et un souvenir, un petit souvenir me surprend. La façon dont elle a prononcé mon prénom, cette douceur dans sa voix, son timbre aigüe, je me rappelle… je me rappelle ce jour où pour la première fois Ambre m’avait regardé dans les yeux pour me dire je t’aime. Mes yeux restent figés dans le vague quelques instants, je demeure un brin nostalgique, quand à cette époque je pouvais encore me permettre d’aimer. Je plonge mes yeux dans ceux d’Ambre, reprenant conscience de son métier et des emmerdes qu’elle va me créer si elle se rend compte de ce que j’ai pris. J’hésite entre être franche et lui demander de ne rien dire ou bien la laisser me fouiller. Ça pourrait être drôle. « Moi ? Qu’est-ce que je peux bien avoir pris ? »  J’éclate de nouveau de rire sans pouvoir m’en empêcher. Bon, ok, je crois que pour feindre l’innocence, c’est assez loupé. « Bon… écoute, j’en prends juste de temps en temps, c’est pas si grave, si ? »  Je m’approche un peu d’elle, sans la quitter des yeux. J’espère la déstabiliser, même si mon petit jeu n’est pas forcément très sain. « Et puis, tu en as jamais pris toi peut-être ? Ça peut arriver à tout le monde. »  Je prends un air faussement désolé tout en hochant les épaules. J’ai l’impression que le paquet de LSD dans ma poche me brûle. Je n’ai jamais été confrontée à cette situation et c’est plutôt bizarre. D’autant plus que revoir Ambre ici, à Moscou, tant de temps après est assez surprenant. J’aimerai bien la questionner sur sa vie, ce qu’elle est devenue, pourquoi est-elle devenue flic, mais cette attitude serait trop suspicieuse. Après tout, ce que je veux, c’est qu’elle ne choppe pas ma drogue.

Bien sûr qu’elle sait reconnaître ceux qui se droguent, sinon pourquoi serait-elle flic ? Je tente de faire un peu diversion, tout simplement, mais bon, ça n’a pas vraiment l’air de marcher. Ambre n’est pas non plus débile, et je n’ai jamais pensé que cela puisse être le cas. « Contrairement à toi, je n'ai pas besoin de ça pour m'amuser. Écoute, je suis désolé, mais je ne vais pas avoir le choix que de te mettre en cellule alors donne moi ce que tu as sur toi et je ferais en sorte de dire que tu as juste consommé. Mais si tu ne veux pas coopérer, je vais être dans l'obligation d'appeler une collègue et je pense que cette fois-ci, tu n'y échapperas pas. » Il me faut quelques temps pour évaluer le sens de ses mots, poser la réelle menace qu’elle fait planer sur moi. Qu’insinue-t-elle ? Les effets de la LSD commencent à me monter au crâne et, comme souvent, je bouillonne à l’intérieur de moi. Lykke m’a dit que ça passerait, une fois que je serai plus habituée à en prendre. C’est tellement nouveau pour moi… Mais merde alors, pourquoi « contrairement à toi ? » elle est trop bien pour ça, c’est ça ? Je contiens tout ça en moi, même si je redoute le moment où mes nerfs éclateront. Et puis je réfléchis un peu plus, je n’ai pas tellement envie de la voir, sa collègue, alors autant que ça soit elle. Elle a intérêt à pas me rouler. Je soupire et lui réponds enfin : « Ok… Mais tiens-en à ce que tu as dit, j’ai pas envie d’aller en taule. Surtout que je n’en prends pas tous les jours et j’en revends même pas. » Je plonge mon regard dans le sien, elle n’est pas déstabilisée, je pense donc pouvoir lui faire confiance. Je sors ma petite pochette de LSD que je lui tends, en ajoutant : « C’est pas cool ce que vous faîtes. Y’en a qui se couperait un bras pour pouvoir avoir un peu de ça et vous ramassez tout, comme ça…. » Consciente que je pouvais avoir l’air d’une vraie droguée avec ses paroles, je m’empresse de continuer : « Non pas que ce soit mon cas, mais je connais des types comme ça. » J’ai beau ne rien dire, je suis quand même bien dégoûtée qu’elle se débarrasse de ma drogue de cette manière. Cela restera entre elle et moi, bien sûr, j’aurai dû faire en sorte de la manipuler, c’est quelque chose que je sais faire. Mais… je n’ai pas pu, tout simplement. Cela aurait été quelqu’un d’autre, oui, mais c’est Ambre… Ambre et moi avons vécu beaucoup de choses toutes les deux, et je ne m’imaginais pas la manipuler sous prétexte que je veux garder ma LSD. Je ne sais pas trop ce qu’il s’est passé pour elle après mon départ, elle n’a jamais caché son amour pour moi et même si de mon côté, mes sentiments étaient très complexes, je n’ai jamais était insensible à ça. Maintenant que le contrôle de flic est passé, j’essaie de me détendre un peu, je n’ai plus ce fichu sachet qui me brûle dans mon jean, mais quelque chose d’autre… une sorte de nostalgie. Indéniablement, revoir Ambre me fait penser aux Etats-Unis, à la vie que j’ai laissé là-bas, aux amis que j’ai abandonné. Et j’ai pas envie d’y penser. Je ferme quelques instants les yeux et retrouve un sens de l’humour, pour cacher tout ça. « Bon, c’est pas vraiment un endroit idéal pour se retrouver mais… qu’est-ce que tu fais ici ? »

J’hoche la tête en entendant ses paroles, comme si cela pouvait me faire quelque chose. Elle n’est personne pour me faire la morale et de toute façon je ne l’accepterais pas. Ce n’est pas vraiment mon genre. « C'est parce qu'il y a des cochonneries comme ça qui existe que ces personnes se couperaient un bras comme tu dis. » Des cochonneries ?! Ça n’a rien d’une cochonnerie. D’ailleurs, si elle n’était pas flic, je me serai empressée de lui expliquer un peu la vie, mais dans ces conditions… Je me contente de rire nerveusement, cachant bien le fond de ma pensée. Et tous les accrocs à la nicotine, on ne leur dit rien ? Et les alcooliques ? C’est pire encore. Moi je me contente de consommer de temps en temps, et on vient m’emmerder pour si peu. Tu parles d’une justice. J’essaie de m’occuper l’esprit à autre chose, ce ne serait pas raisonnable de piquer une colère en plein milieu de ce « parking ». Elle répond ainsi aimablement à ma question : « J'ai été muté ici en tant que flic. Lorsque tu m'as quitté, je me suis réfugié dans ma passion pour la police et voilà, j'ai réussi à avoir ce que je voulais me voilà ici. Mais toi qu'es-ce que tu fais ici ? Tu étais si innocente à Miami, qu'es-ce qui t'a fait changer ? » Eh bien, on peut dire que ce n’est pas innocent… j’ai l’impression que sa voix est chargée de reproches, un peu comme si elle m’en voulait d’avoir rompu. C’était il y a si longtemps… J’hausse un sourcil étonné au mot innocente, et je me demande quelle opinion Ambre peut bien avoir de moi. De quoi j’ai l’air, en fait ? Une droguée, sans doute. Ce n’est pas ce que je suis, loin de là, j’en ai conscience et c’est une bonne chose. Et puis, il s’est écoulé beaucoup de temps depuis, j’ai changé, je le reconnais, mais je suis plus heureuse comme cela. Et c’est le principal, non ? Après avoir quelques temps cherché mes mots, je lui réponds : « Je suis toujours innocente. Ou presque. J’ai fui les Etats-Unis, j’en avais assez de cette vie. J’ai changé pour mon propre bonheur, Ambre, ma vie était merdique là-bas. Au moins, maintenant, je suis capable de décrire ce qu’est vraiment le bonheur. » Peut-être qu’elle est étonnée de me voir dans cet état. Oui, sans doute. Alors je rajoute : « Crois-moi, c’est exceptionnel. J’avais des affaires à régler dans le coin, des affaires pas forcément agréables, alors ça me donne un peu de courage. » Je ne souhaite pas lui en dire plus pour le moment, non pas que mes activité soient illégales, mais elle n’a pas besoin de savoir ce qu’il s’est passé. C’est entre moi et mon patron. En plus de ça, je ne crois pas qu’elle verrait d’un très bon œil qu’il me demande de vérifier ses affaires ici, alors que je ne suis qu’une simple employée. D’ailleurs je souris à cette pensée. Si elle savait… « Enfin. Je doute que tu puisses vraiment comprendre ce qui a pu se passer dans ma tête à ce moment-là mais bon… je suis quand même surprise de te retrouver, même si tu m’as ramassé ma drogue. »